De l’attachement aux traditions

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Dans la prostitution, deux mondes s’opposeraient : les « traditionnelles », françaises que leur ancienneté sur nos trottoirs a fondues dans le paysage, et les « victimes de la traite », ces nouvelles arrivantes des pays de l’Est ou d’Afrique forcément esclavagisées par les réseaux.

L’appellation « traditionnelles », désormais consacrée, a surgi lors du vote de la loi sur la sécurité intérieure dite loi Sarkozy pénalisant le racolage (2003). Depuis, les médias, les sociologues, les « experts » usent de ce terme commode avec une certaine complicité.

Les intéressées, du moins certaines d’entre elles, ont donc joué la carte de la nostalgie. Traditionnelles: le mot sent bon son Arletty devant l’Hôtel du Nord. Épinal n’est pas loin, avec le réverbère et les talons aiguille. Une image consensuelle et si française. Ainsi la « tradition » est en France comme la « nature » : sacrée. Le camembert au lait cru, le poulet élevé en plein air, la fille au bord du trottoir, le goùt du travail bien fait. Tout un paysage « bien de chez nous » : authentique, éternel, rassurant. L’honnête citoyen retrouve ses marques. Les « traditionnelles » sont les garantes de la normalité, de la bourgeoisie pépère ; mieux, les symboles de l’autonomie et de la liberté, face à de pauvres gamines sans envergure, faciles à embobiner.

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Il faut saluer la trouvaille. La référence à la tradition a l’avantage de soulever un vieux réflexe de solidarité face à l’agression étrangère en même temps qu’un attachement viscéral à notre culture, subitement en péril. Autant les victimes de la traite mériteraient d’être boutées hors des trottoirs, autant les « traditionnelles », fières d’exercer une forme d’artisanat, s’élèveraient au rang de fleuron d’un patrimoine qu’il conviendrait de protéger, voire de promouvoir.

La tradition ? Parlons-en ! La maltraitance, la précarité, l’absence d’avenir. L’abandon dès le plus jeune âge. Sans formation, sans secours, sans recours. La manipulation, les dettes, l’alcool pour se donner du courage. La violence. Les stratégies sans fin pour éviter l’agression ou même l’assassinat. Les exigences des « clients », les humiliations. Aucune chance, jamais, de voir reconnues ses compétences, de nourrir ses goùts, ses désirs.

Aucun espoir de quitter l’horizon du trottoir. Piégée. Exclue. Résignée. Dans l’indifférence générale. La tradition, en effet. Au sens où rien n’est plus traditionnel que la violence et la soumission au pouvoir d’autrui.

Faut-il redire tout le bien que la « tradition » réserve en général aux êtres humains et particulièrement aux femmes? L’excision, les coups, le voile, la polygamie, l’assignation au périmètre domestique … Des traditions ! L’enfermement et la violence, les libertés bafouées, le sacrifice de soi. À cette dénomination de « traditionnelles », on mesure la tolérance collective – et la part du fantasme – qui persistent à entourer la prostitution. Traditionnelle ou non, la prostitution n’a rien d’un joyau à protéger. Elle n’est que l’expression d’une société attachée à la fascination de l’asservissement.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.