Geneviève Albert : « Plonger le spectateur dans une expérience viscérale de la prostitution »

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Geneviève Albert signe, avec Noémie dit oui, son premier long métrage de fiction. Un film au plus près de la réalité du système prostitutionnel tel que les femmes que nous accompagnons le racontent.

La réalisatrice nous a accordé cet entretien en amont de la sortie du film, le 26 avril, et de notre prochain « Lundi de Prostitution et Société », auquel elle participera, sur le thème : peut on représenter la violence prostitutionnelle sans la reproduire ?

Geneviève Albert, c’est votre premier film. Pourquoi avoir choisi la prostitution, et celle d’une mineure ?

Genevieve AlbertJ’ai très tôt pris conscience de la réalité de la prostitution, une réalité qui m’a interpellée et bouleversée. Je n’ai jamais compris la transaction qui consiste à payer quelqu’un pour en disposer sexuellement à sa guise. C’est donc un sujet telle- ment fort pour moi qu’il s’est imposé naturellement comme thème pour mon premier long métrage de fiction.

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J’ai découvert ensuite qu’au Canada l’âge moyen d’en- trée dans la prostitution est autour de 14/15 ans. Je n’avais pas réalisé que cela se passait comme ça dans mon pays, que l’exploitation des mineur·es c’était partout dans le monde. C’est pour ça que j’ai choisi d’aborder la prostitution d’une adolescente.

Comment avez-vous écrit le scénario ?

N’étant pas moi-même une ancienne personne prostituée, j’ai fait des recherches
importantes pour m’approcher de cette réalité. J’ai rencontré quelques adolescentes qui étaient «escortes». J’ai rencontré aussi des survivantes, des femmes un peu plus âgées qui en étaient sorties. J’ai aussi réussi à rencontrer un proxénète qui a beaucoup influencé la construction du personnage de Zach (le proxénète de Noémie, NDLR).

Le jeune homme avait 17 ans et il était le proxénète de filles de 14 à 16 ans ; il était hyper charismatique, intelligent, super sympa. Et là je me suis rendu compte que face à un jeune homme comme ça, il n’y a aucune fille qui peut se méfier. C’est quelqu’un qui inspire la confiance.

Ces recherches ont été fondamentales pour me faire plonger dans le milieu. J’ai aussi trouvé dans ces témoignages plein de détails qui m’ont permis d’éviter certains écueils des films sur la prostitution, des choses qu’on voit souvent et qui ne sont pas en prise avec le réel.

Pendant une heure, Noémie dit non. Elle n’a que 15 ans, mais elle est forte et déterminée. C’était un choix ?

C’était délibéré de ne pas faire de Noémie une jeune fille hyper naïve, sur laquelle il serait écrit « victime ». J’ai tenu à ce qu’elle ait une force de caractère… et cela ne va pas l’em- pêcher de tomber dans la prostitution. Car malgré tout, son parcours de vie est très fragilisé et elle est dans la position impossible d’une jeune fille en fugue, sans père et avec une mère incapable de prendre soin d’elle.

Je trouve que les personnages de jeunes prostituées et de proxénètes sont trop souvent manichéens. Il y a les gros imbéciles avec des chaînes en or qu’on voit venir à des kilomètres à la ronde. Et la jeune nymphette très naïve, fragile… La réalité est plus diverse. Il y a des filles hyper intelligentes et fortes et cela ne les empêche pas de tomber dans le piège. C’est très compliqué.

Voilà enfin un film qui montre le rôle du client.

J’ai choisi de mettre les clients au centre de mon film à partir du moment où Noémie accepte d’être «escorte» pendant le Grand Prix de Formule 1, parce que les clients sont au centre du problème. Pas de clients, pas de prostitution, pas de proxénète. Et pourtant, étrangement, ce sont les grands invisibles du débat autour de la prostitution, et aussi des films sur la prostitution (j’en ai regardé beaucoup en amont).

Je voulais changer ça en leur donnant du temps écran et en tournant ma caméra vers eux dans les scènes de prostitution.

Il y a 15 clients à l’écran dans le film, Noémie en voit 37 pendant les trois jours. Le choix de les répéter, c’est la façon que j’ai trouvée pour plonger le spectateur dans une expérience sensorielle et viscérale du monde de la prostitution plutôt que dans une posture qui aurait trait au monde des idées. Je voulais qu’on plonge dans l’expérience de Noémie et cela passait par la répétition. Il y a là une violence qui est inhérente à la prostitution. C’est très violent d’avoir 10 à 15 « clients » par jour, même s’ils sont « hyper charmants ».

Comment avez-vous écrit les personnages des « clients » ?

J’ai posé beaucoup de questions aux adolescentes et aux femmes que j’ai rencontrées. Je suis aussi allée sur des forums où des « clients » commentent des prostituées. Cela m’a donné une idée des genres d’hommes qu’ils sont. J’en ai présenté une brochette diversifiée : de tous les âges, tous les portefeuilles, toutes les origines, car tout le monde peut être un « client ». J’ai donc porté à l’écran 15 clients ordinaires, certains jolis, certains moches, certains jeunes, certains vieux…

Certains gentils, certains violents ?

Exactement. Mais pour la plupart gentils. Il y a un seul client violent dans le film, et j’ai hésité même à le mettre. Car la plupart dans la vraie vie ne sont pas violents, mais cela ne rend pas la prostitution plus agréable, et c’est ça qu’il faut comprendre. Bien sûr, la violence rajoute des traumatismes, mais même un client gentil, ça représente quand même une violence pour la femme ou l’homme qui le subit.

La façon dont vous filmez les « clients » et les scènes de prostitution tranche avec ce qu’on voit d’habitude.

J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont j’allais tourner les scènes de prostitution. Dans ma recherche, j’ai regardé plein de films avec de telles scènes, la plupart du temps qui me montraient ce que je ne voulais pas faire. Je voulais m’éloigner de toute forme d’érotisation, de voyeurisme et de pornographie. Noémie n’est pas du tout sexualisée, on ne la voit quasiment jamais nue.

Je me suis aussi questionnée sur la façon de filmer la violence sans la reconduire. J’ai donc décidé de retourner ma caméra vers les « clients ». Ce choix-là, c’est pour que les gens se mettent dans la peau de Noémie, qu’on soit dans son point de vue, qu’on absorbe ce que ça représente de devoir satisfaire les demandes sexuelles de tant d’hommes.

J’ai choisi aussi d’isoler les « clients » dans le cadre, car dans la mise en scène, je voulais évoquer que la prostitution n’est pas une relation entre deux êtres, mais un rapport de pouvoir. Pour faire ça, j’ai donc fait en sorte que Noémie et le client ne soient jamais ensemble dans un même plan.

Les scènes où l’on voit Noémie entre les actes prostitutionnels sont aussi très fortes.

Avec mon film, j’ai voulu habiter le monde du concret. Ce qui m’a poussé à écrire ces scènes-là, c’est la lecture de Putain de Nelly Arcan, un livre bouleversant. Elle y décrivait tous ces moments d’attente où elle remarquait les poils des « clients » dans coin de la pièce, et tous les gestes concrets qu’il faut faire, faire le lit, etc.

Retrouvez Geneviève Albert dans notre Lundi de Prostitution et Société le 3 avril à 19h (inscrivez-vous en cliquant sur l’image ci-dessous

À la fin du film, une éducatrice du centre de jeunesse (équivalent des foyers de l’ASE) intervient. Comment voyez-vous la situation des foyers au Québec ?

Pour mon film, j’ai passé deux mois dans un centre de jeunesse en tant qu’observatrice. J’ai côtoyé des jeunes filles qui m’ont raconté leur parcours. J’ai pu observer leur quoti- dien dans le centre. Pour ces enfants, ces espèces de familles de remplacement, ce n’est pas idéal, mais c’est quand même la moins pire des solutions.

J’ai rencontré des éducatrices et des éducateurs qui avaient le cœur sur la main, qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour accompagner et protéger les jeunes. Parfois, il leur arrivait même de déroger au cadre pour garder le lien de confiance avec le ou la jeune. Par exemple, si une adolescente en fugue appelle son éducatrice, normalement celle-ci devrait appeler la police. Mais l’éducatrice peut décider d’aller chercher elle- même la jeune et de la ramener au foyer car elle juge qu’il est plus important de conserver sa confiance. Je me suis inspirée de ce cas de figure pour une scène dans mon film.

J’ai été très touchée par leur travail. Ils et elles sont aussi vraiment désemparés quand les jeunes filles fuguent et reviennent au foyer en ayant vécu la prostitution. Mais les éducateurs ne peuvent pas enfermer les jeunes à double tour dans les centres jeunesse ! Alors qu’est-ce qu’on fait ?

La fin est ouverte. Cela nous permet aussi de choisir d’avoir de l’espoir ?

Je ne voulais pas une fin plombante. J’aurais pu, parce que ça existe. Mais humainement je pense que je n’en étais pas capable. J’avais besoin de terminer sur une fin un peu lumi- neuse ; afin de laisser le public sur un possible, pas trop noir. Personnellement, je crois en l’humanité, et je crois que dans un futur que j’espère proche, on va vivre dans des sociétés où il y aura moins de prostitution. Je crois que cette fin traduit ma posture, mon souhait qu’on avance.