Victimes ? Non. Conquérantes !

1

Point sur les i : victimes ? non. Conquérantes !

Victime. Voilà un mot qui porte bien des confusions. À entendre les « travailleuses du sexe » revendiquées, le terme serait une insulte. Refuser d’être une victime serait un signe de puissance, une affirmation de soi au milieu des faibles et des incapables.

Nous, abolitionnistes, applaudissant la parole des survivantes, refuserions aux personnes en situation de prostitution toute « agentivité » ; nous aurions d’elles une vision essentialiste de femmes faibles, passives et en perdition.

Annonce

Certes, la notion est difficile à manipuler. Et d’abord pour les premières concernées :  « C’est déjà assez dur d’être une prostituée, si, en plus, il faut être une victime… » soupire l’une d’entre elles. Daria confirme : « Pour lutter contre la stigmatisation, on doit donner une image de femme forte. On a peur de passer pour une victime, c’est la pire des dévalorisations. Moi aussi, je me suis raccrochée à cette image de femme libre et indépendante alors que j’avais un mac dangereux et que je ne tenais qu’avec la drogue. »

Car il faut compter avec la honte, qui colle à leur peau (alors qu’elle devrait appartenir aux agresseurs) : honte d’avoir été prostituée, violée, agressée, et honte d’être une victime maintenant que le mot a glissé sémantiquement jusqu’à être associé à un trait de caractère.

L’actrice Judith Godrèche, jouet sexuel de réalisateurs sans scrupules alors qu’elle était mineure, a évoqué elle aussi sa tentation de « ne pas se vivre en victime », donc de se taire[1] !

Se reconnaître comme victimes, une libération

Dénigrer les « victimes », c’est militer pour le maintien d’un silence qui a traversé les siècles et qui, ce faisant, a protégé les agresseurs. Car parler, ce n’est pas tant se présenter en victime que dénoncer un auteur. Rien d’étonnant à ce que les pires réactionnaires partent en croisade contre les prétendus « discours victimaires ». Discours victimaires ? Non, paroles de lutte et de revendication, porteuses de changements sociaux et de justice.

Se percevoir comme une victime, c’est ce dont avaient besoin Valérie et tant d’autres avec elle : « C’est ce qui m’a libérée de ma culpabilité ; j’ai compris qu’il y avait tout un conditionnement et une organisation sociale bien plus grande que moi, au-dessus de moi, qui avait facilité tout ça ; et que je n’en étais que le produit. »

Victimes ? Non, témoins ! Autrices de leur histoire, actrices de leur vie, en construction de leur avenir. Parler, témoigner, est un acte courageux, créatif. Témoigner, c’est cesser de subir ; c’est se décoller de son vécu traumatique, c’est expliquer, éclaircir, dessiner la possibilité du changement. Au plan personnel comme au plan collectif. Quel rapport avec une posture passive et résignée ?

« Ce qui est en jeu est la capacité à être vu·e comme une source crédible de connaissances et d’expériences », écrit la philosophe Manon Garcia[2]. Des femmes fortes, pleines de ressources et de compétences, et qui en ont été privées ; des femmes qui reprennent possession d’elles-mêmes, de leurs émotions et qui, du même élan, permettent à d’autres de briser le silence. Pas des victimes par nature ni par caractère, mais des sujets qui marchent pour se libérer.

« Quand je rencontre des femmes en délégation dont je connais la terrible trajectoire de vie », dit une bénévole du Mouvement du Nid, «quand je les vois rayonnantes, avec une telle force, une telle énergie, je les trouve magnifiques. » Nous, abolitionnistes, sommes à leurs côtés pour mettre en exergue leur endurance, leurs talents, leurs moments héroïques ; pour éveiller leur fierté, pour les voir partir à la conquête de leur autonomie. Tout en ne les jugeant jamais si elles se sentent en faiblesse.
Pour y parvenir, elles doivent être reconnues comme victimes, c’est-à-dire identifier les violences qu’elles ont subies ; chemin douloureux mais vital pour ne pas être condamnées à vivre au milieu d’un champ de mines, de traumatismes enfouis prêts à exploser à tout moment, parfois toute une vie.
Se voir reconnue comme victime est une étape transitoire. Les « victimes » que nous accompagnons, que nous défendons, sont des personnes à la conquête d’elles-mêmes, capables de se définir, de s’affirmer : des femmes conquérantes et qui entendent le faire savoir.

A lire également, notre dossier : La Vie en Rouge, un podcast révolutionnaire

Ecoutez la parole des concernées dans le podcast La Vie en Rouge

Article précédentUne parole révolutionnaire
Article suivant7 mars à Besançon : Portes ouvertes
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.