Florence Montreynaud, historienne et écrivaine

1880

[Certains] hommes mettent l’accent sur l’érotisme, sur le désir et le plaisir. Rien dans la prostitution ne correspond à leur sexualité, ni n’éveille leur érotisme. Ils envisagent la sexualité autrement que sous le signe du pouvoir, de l’argent.

Pourquoi ce curieux intérêt pour les hommes qui…. ne sont pas clients ?

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Parce que les « clients » ne sont pas la majorité des hommes.

Certains ont beau répéter que tous les hommes vont aux putes, que c’est normal, que cela fait partie de la virilité, sans doute pour se justifier, ce n’est pas la vérité.

J’ai donc choisi d’explorer un champ encore jamais étudié, celui des hommes qui ne paient pas, ou plus, pour un acte de prostitution. Ce sujet est digne d’intérêt parce que, pour ces hommes, virilité ne se conjugue pas avec prostitution ; enfin parce qu’il s’agit d’une démarche courante en sociologie : étudier deux catégories différentes, établir un parallèle entre les personnes ayant une pratique donnée et celles qui ne l’ont pas.

Il se trouve que, depuis quelques années, on étudie enfin ceux que je préfère appeler les « putaniers » — mot courant au Moyen ge — plutôt que « clients » qui fait d’eux des acteurs économiques ordinaires et occulte la dimension de violence qui caractérise le système prostitutionnel.

Je me suis donc posé les questions suivantes : pourquoi des hommes refusent-ils de céder à l’injonction machiste d’aller aux putes ? Sur quelles valeurs se fonde leur résistance ? Comment se sont construites leur image d’eux-mêmes, leur conception de la prostitution ?

Comment avez-vous procédé pour les dénicher ?

En demandant autour de moi, à des amis d’amis, à des relations éloignées, s’ils voulaient témoigner sur ce sujet que personne n’avait jamais étudié. J’ai ainsi rencontré une centaine d’hommes en cinq ans, d’âges et de milieux divers, qui ont en commun leur refus d’avoir recours à la prostitution. Pour moi, ils sont des résistants ; des résistants à l’ordre prostitutionnel, au diktat de la marchandisation du corps humain.

Leurs raisons peuvent être personnelles ou politiques, centrées sur eux-mêmes ou sur autrui. Elles sont souvent enracinées dans la personnalité profonde de ces hommes ; pour qu’ils les expriment, il faut du temps, de la réfexion et de la confiance.

Je pense que ce qu’ils ont à dire peut être utile pour construire des stratégies de prévention en direction des jeunes garçons.

Quelles raisons essentielles avancent-ils ?

Des raisons que j’ai rassemblées sous trois rubriques : les Je ne peux pas, les Je n’ai pas envie, les Je ne veux pas.

Les premières raisons sont d’ordre psychologique : elles touchent à la formation, à l’éducation de ces hommes, à leur estime de soi.

Les deuxièmes sont liées à leur conception de la sexualité, du désir, du plaisir. Enfin certains avancent des raisons politiques ou philosophiques qui ont trait à l’autre, au respect de l’être humain, au rejet d’un système de violences.

Plusieurs motivations peuvent se combiner chez le même homme. Elles ne sont pas toutes nobles ni valorisantes; leur éventail va des peurs les plus matérielles aux idéaux les plus élevés.

Quid des Je ne peux pas ?

C’est ce que disent ceux qui avancent des arguments touchant à leur formation, à leur éducation, à leur perception d’eux-mêmes. Dans leur enfance ou leur adolescence, surtout pour les plus âgés, on leur a fait peur en leur présentant les femmes prostituées comme porteuses de maladies, la syphilis puis le sida.
Le milieu interlope, les quartiers louches ne les attirent pas, et c’est avant tout par prudence qu’ils s’abstiennent.

D’autres respectent un interdit, inculqué dès le plus jeune âge. Il peut s’agir d’un tabou religieux, culturel, social, politique. Autour d’eux, cela ne se fait pas. Le rôle des parents ou des modèles adultes est déterminant. Plusieurs racontent un rejet du modèle viril traditionnel, un refus d’identification à un rôle machiste : Je n’ai pas voulu faire comme mon père. Beaucoup cherchent à préserver une bonne image d’eux-mêmes. Pour eux, ce serait déchoir que de recourir à la prostitution (des machos disent aussi cela, mais on n’est pas obligé de les croire.)

Chez d’autres, le refus de ce comportement dégradant ne passe pas par un regard extérieur, il procède d’une exigence morale personnelle. C’est une question de dignité d’homme, d’idéal de vie.

Je n’en ai pas envie… Pour quelles raisons ?

Ces hommes mettent l’accent sur l’érotisme, sur le désir et le plaisir. Rien dans la prostitution ne correspond à leur sexualité, ni n’éveille leur érotisme. Ils envisagent la sexualité autrement que sous le signe du pouvoir, de l’argent. Ils se rendent compte de l’inanité de la transaction prostitutionnelle : « C’est nul, quelle arnaque ! » disent notamment ceux qui ont déjà payé une ou deux fois.

Pour d’autres, le refus de la prostitution s’explique par la certitude que le désir ne s’achète pas. Or, ce qu’ils recherchent dans la sexualité, c’est à être désirés pour eux-mêmes. Beaucoup parlent du plaisir, qui doit être partagé, ou de celui qu’ils tiennent à donner à l’autre. Quelques-uns privilégient les sentiments et déclarent qu’ils ne peuvent pas faire l’amour sans amour.

Et puis il existe une catégorie singulière : des hommes en proie à des émotions intenses et contradictoires. Ils peuvent consommer de la pornographie, mais ils sont terrifiés par les femmes prostituées qu’ils voient comme des mangeuses d’hommes. S’ils les fuient, c’est qu’ils ont peur des femmes et de leur désir, peur de la féminité dans sa dimension de séduction active.

Les Je ne veux pas ont-ils une vision plus « éthique » de la question ?

Ces derniers raisonnent à partir de l’autre pour expliquer leur résistance. En application du précepte « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », certains pensent à leur femme, à laquelle ils ne voudraient pas faire de peine, d’autres à la personne prostituée. Ils insistent sur les circonstances de leur prise de conscience, notamment ceux qui ont déjà payé et pour qui, un jour, c’est devenu impossible.

Ceux qui mènent une réflexion politique élargissent leur pensée sur la prostitution à une vision globale, concernant l’humanité tout entière. Pour eux, le corps humain n’est pas une marchandise et on ne doit pas traiter une personne comme une chose.

Les plus engagés ne veulent pas contribuer à ce système d’oppression qu’est la prostitution.

Ils ont compris qu’on ne retire de la prostitution que des frustrations, puisque ce dont tout être a besoin — l’amour, la tendresse, l’estime — ne s’achète pas.

Ils réfléchissent aux moyens de faire cesser une pratique qui réduit la sexualité humaine à des services marchands, et qui va à l’encontre de l’idéal d’égalité entre femmes et hommes.

Avez-vous finalement tiré de ces entretiens des pistes de prévention ?

À tous ces hommes, j’ai demandé des idées, des conseils. Que diraient-ils à de jeunes garçons pour les détourner de la prostitution ? Globalement, ils m’ont donné deux pistes essentielles : enseigner, dès l’enfance, le respect de l’autre.

Parler plus simplement, plus facilement de sexualité, dire quels plaisirs elle peut apporter, dans la liberté et la réciprocité. Aller contre les idées reçues sur la prostitution. De même qu’il n’y a pas de prostituées heureuses, il n’y a pas de putaniers heureux.

Ensuite, réfléchir à ce qu’un homme peut construire comme image de lui-même avec cette relation régie par l’argent. Dans la sexualité, il n’y a de valorisation personnelle que si l’autre est libre de son choix. C’est tout un travail de se rendre désirable à l’autre, de construire sa propre estime de soi.

Enfin, ce que ces hommes m’ont dit de plus concret concerne l’initiation sexuelle. L’un d’eux par exemple explique que la pratique de la prostitution donne de mauvaises habitudes : au lieu de savoir faire durer le plaisir, ils finissent trop vite. Un autre dénonce un rapport de dupes en insistant sur le fait qu’il renforce la solitude, la misère affective et l’incapacité de communiquer, et que les prostituées ne peuvent éprouver que de la haine, du mépris et du dégoût pour ceux qui les payent.

À nous, maintenant, de lancer des messages de prévention. À Copenhague, un jour, j’ai vu un papillon collé sur la vitrine d’un sex-shop : Real men don’t use porno, les vrais hommes n’ont pas recours à la porno. Pourquoi pas, maintenant, Les vrais hommes ne paient pas pour « ça »!? Pourquoi pas des tee-shirts portés par des hommes qui refusent la prostitution et qui oseraient dire : Je rêve d’un monde sans prostitution. Je refuse de payer pour « ça ». Et vous?