La nouvelle guerre du sexe

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Salutaire colère ! La journaliste Elisabeth Weissman jette un pavé dans la mare. Les sex toys, les partouzes, le racolage télévisuel, les coachs pour mieux jouir, elle en a par dessus la tête. Le formatage des esprits par les pornostars et les sexologues l’excède. Elle entreprend donc une critique du nouvel ordre sexuel, accusant le libéralisme d’attenter à la part la plus intime de nous-mêmes, notre sexualité, et même à notre capacité à aimer ; d’imposer la loi du marché à l’ensemble des relations humaines.

Quotidien sexualisé, citoyens réduits à des usagers du sexe… Sexe froid, mécanique, hygiénique, sexe obligatoire, sexe passe-temps, sexe droit de l’homme tant l’orgasme est devenu un dù. Exhibition de la jouissance, promotion de la masturbation, codes pornographiques, notre environnement ainsi saturé fait peser, pour l’auteure, une vraie menace sur l’altérité.

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Ce n’est rien moins que le souci de l’autre qui se voit ainsi relégué au magasin des vieilleries. Une société troupeau, dont le marché laboure l’espace mental, croit se libérer quand elle ne fait que sombrer dans le narcissisme et l’égoïsme.

L’auteure explore la destruction du cadre moral, noyée dans la séduction de l’approche libertaire, avec sa proclamation de tolérance, d’autonomie et de plaisir. Elle décrypte la poudre aux yeux du « consentement », ce mot sésame qui permet de promouvoir le droit au sado-masochisme et pourquoi pas au cannibalisme, bref à la destruction d’autrui. Elle fustige le consensus mou qui consiste à avaliser toutes les revendications en matière de mœurs.

À cet égard, elle met en cause la GPA, gestation pour autrui, mise en marché de la fonction reproductive des femmes dont le principe de la rémunération va induire des « consentements » du côté des femmes les plus pauvres.

Il est plus que temps d’inverser la tendance. Résolument, Elisabeth Weissman appelle à reprendre appui sur une conception du bien commun et de la dignité, à réhabiliter le souci de l’autre. Non seulement elle revendique pour le sexe le statut d’exception que lui refusent les libéraux libertaires qui sont prêts à en faire une pièce détachée, mais elle va jusqu’à promouvoir, avec le philosophe Dany-Robert Dufour, l’idée de sanctuaires d’où le marché serait absolument proscrit. Enfin, quitte à se faire rire au nez, elle invite à réhabiliter l’amour, à le défendre contre la contamination libérale, à en faire le lieu de résistance à l’extension du marché.

Comment mieux dire que nous adhérons très fort aux propos décapants d’Elisabeth Weissman ? Cela nous autorise à lui adresser quelques amicales – mais sérieuses – critiques.

Comment celle qui dénonce si bien le caractère caricatural de l’approche ultralibérale de la prostitution peut-elle sérieusement croire au temps révolu d’un échange artisanal et direct à deux entre un client et une prostituée indépendante? On nous pardonnera de ne pas croire beaucoup à « l’artisanat » en la matière. Ni avant ni maintenant.

Le portrait idyllique que brosse l’auteure de Sonia, prostituée belge qui a su développer un talentueux discours médiatique, accompagné d’un hymne aux « traditionnelles » est le maillon faible – et décalé – de sa démonstration. Tradition, oui. Tradition de la violence, de l’oppression, du mépris, de l’inégalité.

Que vaut en général la tradition au bien-être des femmes ? Les petites artisanes, de tout temps, ont surtout été, dans l’indifférence générale, des victimes de violences à perpétuité. De la part des familles, des compagnons, des proxénètes, autant que des « clients », qui n’ont jamais été là pour respecter les personnes qu’ils payent.

De même, on tique sur l’idéologie hygiéniste qui aurait poussé la Suède à adopter sa loi de pénalisation des clients et la renvoie dos à dos avec les Pays-Bas ou l’Allemagne qui ont légalisé la prostitution et donc le proxénétisme.
Comment amalgamer la légalisation, que démonte parfaitement l’auteure, et la loi suédoise, une loi globale et cohérente portant sur l’ensemble des violences faites aux femmes et destinée à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Une loi qui ne fait peser la répression que sur les « clients » et les proxénètes, et non sur les personnes prostituées, et qui privilégie la prévention et l’éducation dès le plus jeune âge. En Suède, un garçon grandit avec un interdit, une éthique : de même que l’on ne vole pas son voisin, on n’achète pas le corps d’autrui. Point d’hygiénisme ni de puritanisme là-dedans. Mais une volonté politique, ce qui n’est pas si fréquent.

A ces réserves près, La nouvelle guerre du sexe marque un réveil bienvenu face à la soupe douçâtre du marché tout puissant.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.