Une « escort » témoigne : On est pas des femmes, on est des objets.

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« Nous n’avons pas le droit de prendre quelques kilos sans les voir de suite multiplier sur les forums Internet, pas le droit d’être malades sans nous faire insulter parce que nous ne sommes plus disponibles au moment pile où ces messieurs le désirent ; un objet ne tombe pas malade… »

« Les gens critiquent souvent les prostituées, parlant de leur job avec mépris et persuadés que c’est de «l’argent facile». L’adjectif «facile» est faux, c’est peut-être de l’argent vite gagné, mais à quel prix ? Au prix du sacrifice de sa vie privée, de sa sexualité, de son amour-propre, de sa fierté, du respect de son corps.

(…) Je suis fatiguée de cette vie et serais prête à tout pour rembourser tout l’argent que j’ai gagné et même plus, pour pouvoir arrêter, retrouver ma dignité et un vrai travail. Aucune somme ne peut panser nos plaies et nos souffrances, alors arrêtez de parler d’argent facile.

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J’en arrive presque à me mépriser, à tel point qu’en dehors d’une prestation de services rémunérée, je suis dans l’incapacité d’accepter qu’un homme pose une main sur moi. La femme a été détruite au prix de l’escort.

Un job qui n’offre aucune sécurité de l’emploi, aucun avenir… Nous n’avons pas le droit de prendre quelques kilos sans les voir de suite multiplier sur les forums Internet[[D’après notre témoin, les escortes dépensent beaucoup d’argent auprès de ces forums de discussion entre « clients », pour faire effacer les messages qui les dévalorisent. Sur les forums de « clients », un « florilège » été rassemblé : [Paroles de prosti-tueurs. Attention, son contenu est choquant et peut blesser.]], pas le droit d’être malades sans nous faire insulter parce que nous ne sommes plus disponibles au moment pile où ces messieurs le désirent ; un objet ne tombe pas malade…
Nous devons êtres disponibles à toute heure du jour et de la nuit avec le sourire, week-ends et jours fériés.

Et vous pensez encore que c’est de l’argent facile ?
Voilà ce que c’est que d’être prostituée.
Si vous le souhaitez, je vous cède ma place… »

J’étais gérante d’hôtel. J’ai un bac +3, des études par correspondance pour un BTS et 18 ans de travail dans l’hôtellerie. J’ai travaillé à 13 ans, j’ai fait la plonge et travaillé au noir, j’ai toujours connu la démerde. L’hôtel que j’avais pris en gérance était voué au plantage, je m’en suis rendu compte après. Et puis il y a eu le braquage. J’ai été traumatisée : par le braquage mais peut-être encore plus par les accusations. La police m’a accusée d’avoir tout organisé moi-même. Le pire, c’est la façon dont les flics et le juge m’ont traitée. Ce n’était pas les 1500€ volés qui les intéressaient, c’était ma vie d’escort. J’ai pris 25 kilos. J’ai fait un travail psy, mais ce n’est pas fini. Je ne suis pas guérie.

Vers la fin de ma gérance, je n’avais plus de salaire. Je vivais entre les menaces de prud’hommes et les rappels d’Urssaf. Escort girl, à l’époque, ça n’existait pas pour moi. Je cherchais une solution de boulot. Un soir, à Zone interdite, sur M6, est passé un reportage sur les escorts. J’ai été sidérée. Les tarifs étaient complètement fous. Je me suis dit que c’était la solution. Je ne savais même pas que c’était possible, moi qui venais d’un milieu où on bossait 300 heures par mois. Mon souci, c’était de rentabiliser mon peu de temps libre pour faire un maximum d’argent puisque je travaillais toujours à l’hôtel.

Après l’émission, j’ai passé deux jours à fouiller sur Internet. J’ai trouvé un site, il suffisait de s’inscrire. Je ne savais pas où je mettais les pieds. J’ai foncé ; en général, je fais comme ça ; je réfléchis après. J’étais dans une situation d’urgence. Il fallait que je sauve ma boîte. Le pire, c’est que finalement j’ai fait ça pour l’Etat ; pour payer la TVA et les Urssaf.

Le site France Escort où je me suis inscrite est tombé depuis pour proxénétisme. Bêtement, parce qu’il avait son siège en France. Je payais 200€ pour trois mois, il fallait fournir des photos et il y avait un mois d’essai. Je payais une prestation de service. Je n’ai jamais reversé un sou de ce que je gagnais avec les clients. Il y avait une liste d’indésirables : les clients qui nous plantaient ou qui avaient des comportements malsains. Il y a d’autres sites où on paye beaucoup plus cher, 300 € par mois.

J’ai donc fait les photos et j’ai commencé à vivre avec deux téléphones portables. C’est dur de jongler. On passe son temps à mentir. J’avais un petit copain mais rien d’important. Un mec ça ne fait pas bouffer. Excusez moi d’être crue. Depuis que je suis gamine, j’ai toujours été dans la survie. J’ai été frappée, violée. Je sais qu’un mec, s’il sait que vous dépendez de lui, c’est foutu.

De toute façon, c’étaient beaucoup d’hommes mariés qui venaient me voir. Tous les mêmes. Des hypocrites, des menteurs. Je ne fais pas confiance. J’ai vécu une fois avec un homme. J’étais amoureuse. Mais je lui ai dit que je n’étais ni sa mère ni sa bonne. J’ai eu un mari du genre « quand est-ce qu’on mange ?« . Un mec, il faut que ça rapporte quelque chose. Moi, pardon, mais je suis toujours tombée sur des cons. Au bout de deux mois, mon ex-mari m’a annoncé qu’il avait 7000€ de découvert. J’ai fait un chèque.

Le dernier que j’ai rencontré, un ingénieur, m’a sauté dessus alors que je faisais un malaise. Bref, il m’a violée. Je ne vais pas déposer plainte, on va me rire au nez. Voilà les expériences que j’ai eues. Les mecs essaient de tirer leur coup et puis ils ne vous adressent plus la parole. J’aime encore mieux mes clients.

Les clients ? Ils n’acceptent jamais qu’on leur dise non. Ou c’est tout de suite les insultes. Ils en deviennent méchants. Mais eux vous plantent sans problème. Si on est escort, on doit tout accepter. Il y a des types hyper craignos qui appellent ; je leur dis si tu continues, je te balance aux flics.

Il y a tous ceux qui chipotent sur les prix. Et ceux qui vous traitent de grosse salope ou de sale pute. On est censée être à leur disposition. Il y a ceux qui appellent à 5h du matin. Moi, je les rappelle à 6h1/2 pour bien leur faire comprendre ce que ça fait. On n’est pas des femmes, on est des objets. En fait, ils nous considèrent pour la plupart avec mépris.

La première fois, je m’étais dit : si ça se passe mal, j’arrête. Et puis pas de bol, ça s’est bien passé. Quand même, j’étais complètement stressée. Le type m’a emmenée chez lui. Je me suis jetée sur le champagne, j’étais complètement pétée. En général, je vois les clients dans les hôtels ou chez eux. Je ne veux pas recevoir chez moi. C’est un viol de la vie privée. Aller à l’extérieur me permet de la préserver.

Certains clients s’arrangent pour vous avoir gratuitement. Ils vous rappellent pour vous réinviter au restau. Je me suis fait avoir, maintenant j’ai compris, c’est fini. Je ne voudrais pas me faire sauter pour un repas. Il y a les tarés, les cinglés, les débiles, etc… Une fois, je n’ai pas été très rassurée. De toute façon, quand je ne veux pas, je m’en vais. J’essaie toujours d’avoir ma voiture pas loin.

Ma pire expérience, c’est l’année que j’ai passée dans le sud.
Je passais des annonces dans les gratuits en tant que masseuse. J’avais payé quelqu’un pour utiliser son numéro de siret[[Ce numéro d’inscription à la Chambre de commerce, exigé par la presse pour passer une petite annonce, permet d’avoir un statut légal de « masseuse »…]] (pour 300 ou 500€ par mois, on y arrive). Je recevais 180 appels par jour. On se fait insulter. Certains vous tutoient d’emblée.
Je les casse : On se connaît ?
L’un, à qui j’avais demandé pourquoi il me tutoyait alors que nous ne nous connaissions pas, m’a répondu : Quand on se permet de faire la pute, on ne demande pas aux gens d’être polis.

Beaucoup ont des numéros masqués, surtout le week-end. Tout est bon à mentir, à tricher. Il y a ceux qui marchandent, qui mégotent. Je leur dis ça ne vous dérange pas de marchander une personne ?
Aujourd’hui, mes relations avec les hommes ? Je n’ai plus aucune vie de femme. C’est impossible.

On ne tombe pas par hasard dans le monde à part des escorts. Nous partageons toutes une histoire presque semblable. Notre parcours révèle un ratage, une défaillance dans notre passé de petites filles dont on n’a pas respecté le corps. On saute le pas parce qu’on a souffert dans son enfance. Je suis suivie par un psy depuis l’âge de 13 ans.

Battue par mon père, écartelée entre des parents qui se déchirent, victime d’inceste, j’ai été mise dehors par ma mère le jour de mes 18 ans. J’ai trouvé mes affaires dans deux sacs poubelles. Je n’avais ni logement ni argent ; juste un petit copain violent.

Heureusement, j’avais les livres ; mon refuge. Et l’écriture. Écrire a toujours été ma bouée de sauvetage, ma thérapie. Je veux dénoncer l’hypocrisie. J’en ai assez qu’on nous juge comme des putes.

La différence entre l’escort et la prostituée, c’est que la première passe sa soirée avec un seul client. C’est une différence de classe. On n’invite pas au restaurant une prostituée de rue. Moi si. Mais à un moment, j’ai fait de l’abattage chez moi. Là, j’étais vraiment prostituée.

L’argent, c’est super dangereux. Avec 500€ par jour, on en garde moins qu’avec 2000€ par mois. Avec tout ce que j’ai gagné, pourquoi est-ce que j’en ai mis si peu de côté ? On a toutes le même problème ; on est tellement mal qu’on a besoin de compenser. On achète des trucs incroyables, on ne regarde plus les prix. Maintenant, je regarde et ça me fait du bien de revenir dans le réel. Ce monde là est trop dangereux. Le plus dur, c’est la peur du lendemain, l’insécurité.

Je me suis toujours forcée à arrêter au bout d’une certaine somme. Je savais que ce n’était pas ça la vie. J’étais complètement hors réalité. Et puis il y a le piège de l’alcool. Je buvais pas mal. Suite au braquage, je ne dormais plus. Je suis devenue alcoolique. J’ai réussi à arrêter petit à petit.

Je connais quelques escort-girls. Certaines m’ont contactée sur les forums Internet. En général, on est très seules et c’est un moyen de se sentir protégée. J’en connais trois ou quatre qui ont fait des études ; une autre, mise au trottoir à 16 ans par son mac, battue, qui a connu les drogues dures, et qui est dans une haine immense. Elle a racheté sa liberté et elle continue. Elle ne sait rien faire d’autre et a eu trois redressements fiscaux, ce qui fait qu’elle est complètement coincée.

Beaucoup de ces filles disent que c’est un super job. Elles se voilent la face, elles n’osent pas dire la vérité. Elles ont 30 ans. Et après, et leur avenir ? Et le trou dans leur CV ? Moi, quand j’arrive pour un entretien d’emploi, on me demande déjà des explications pour une année où je n’ai rien. C’était après mon agression, j’avais pris une année sabbatique.

Aujourd’hui je vis de l’escorting. J’ai passé un an chez le psy et perdu 18 kilos. J’ai même trouvé un boulot, j’étais prête à passer de 15.000€ à 1700€ nets par mois !

Et puis ça s’est très mal passé. J’ai tenu un mois et demi. Tous ces efforts pour en arriver là… Maintenant, mon but, c’est d’arrêter dans les deux ou trois ans, progressivement. Je vais avoir un entretien d’embauche, j’espère avoir un boulot dans trois mois. En ce moment, je fais une licence de droit, je voudrais devenir avocate et défendre les enfants.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.